« Epidémie et éthologie », une tribune signée du docteur Xavier Emmanuelli

Brusquement, venu de Chine, le fléau exotique de l’épidémie COVID s’abat sur la France et l’Europe et atteint le monde entier…

Que faire ?
Voici, sur nos écrans, les hésitations et les mensonges des autorités, le défilé des sommités qui, présumées sages et expertes, sont péremptoires et contradictoires.

Voici une figure archétypale d’un mystérieux guérisseur parfois encensé, mais la plupart du temps vilipendé comme faux prophète.
Voici la peste — voici la guerre… La guerre !
Tous les soirs un personnage lugubre, le professeur Salomon, échappé du film d’Ingmar Bergman Le Septième Sceau, prend le rôle de celui qui incarnait la mort dans l’épidémie de peste, cette mort qui dans le film joue aux échecs en trichant. Et quand le chevalier lui demande « Mort, quel est ton secret ? », il lui est répondu « Je ne sais rien ! ».

Un film prophétique.

Et finalement, après bien des hésitations vient le commandement de se retirer du monde, de se confiner, de s’enfermer chez soi sous peine de sanctions. Il est précédé d’une fuite éperdue — pour ceux qui le peuvent — pour se cacher, pour aller loin et essayer de trouver un endroit sain pour échapper à la peste… Comportements stéréotypés au cours des âges, comportements bien classiques de fuite et de désertion. L’exode ! Un mini-exode, certes, mais exode quand même. Et nous voici en résidence surveillée, confinés… La vie, la dynamique de la vie, le murmure des échanges, les cris des cours de récréation, le grondement continu des voitures, le va-et-vient des mots… Tout est asséché. C’est le confinement.

Mais derrière cet échouage nous voilà confrontés au murmure continu de la télévision qui clapote vague après vague en flux et reflux autour d’un unique sujet avec tant et tant d’informations mortifères portées par des autorités sentencieuses et des journalistes affairés et effarés sur fond de visions de villes désertes où nul vivant ne se montre, où tout mouvement a disparu. Une civilisation à l’arrêt — une fin du monde en somme.

Et voici des morts entreposés dans le frigo des fruits et légumes, des enterrements furtifs… Le respect des morts et le cérémonial qui l’accompagne furent de tout temps le signe de notre dignité, de notre grandeur d’homme, de la reconnaissance de notre transcendante et si fragile existence. Ce cérémonial n’a plus lieu. On a dégringolé en l’an de grâce 1347, année où commence la peste.

Voici des images de tombes à l’infini et de réanimations tragiques, d’où sortent parfois — comme Lazare du tombeau — des survivants chancelants qui cahotent en pyjamas d’hôpital, applaudis par le personnel soignant disposé en haie d’honneur.
Voici les SMS, les mails qui circulent, alimentant notre angoisse par des complots horribles et vénéneux pour rabougrir nos cœurs et faire suinter le fiel.

Dans les abris de la maison, du logement, du refuge, les gens se retrouvent en tête à tête jour après jour, heure après heure, sur le même territoire — inéluctablement face à face. Deux mammifères supérieurs qui se connaissent au moindre détail et qui doivent occuper le même espace s’affrontent sur des choses ridicules, sur les petits riens du quotidien, en graves intolérances, sans pouvoir ritualiser, sans pouvoir s’échapper, avec parfois — souvent même — des enfants qui revendiquent ce même territoire. Usurpateurs et concurrents chéris auxquels il faut en plus faire la classe… Tout le monde se retrouve dans une frustration inexprimable, une violence qu’il faut réprimer sans jeu, sans rituel et sans tribune.

Et voici que le soir tombe et, avant la nuit, tout le monde se met à la fenêtre où l’on peut respirer un air désormais un peu moins pollué pour accomplir ensemble avec le voisinage un nouveau rituel… Applaudir de 20 heures à 20 heures 02… Applaudir les « soignants », ceux qui réalisent des gestes si durs et si importants en plein danger dans la vérité des soins. Ils ne trichent pas, ils ne mentent pas sur leur efficacité et leur dévouement.

Les soignants ! C’est la fille de salle, l’aide-soignante, l’infirmier, le médecin, le réanimateur… Enfin tous, tous, tout le monde. Une entité héroïque, sorte d’ange bienfaiteur, d’ange gardien, ange sans visage, mais héros surhumain, à l’instar d’anges subalternes qui pédalent dans les rues pour livrer les repas, des caissiers et livreurs, presque aussi héroïques dans le désert minéral de ces villes pleines de danger.

On est confiné dans ces prisons appartements, les psychismes sont comme des cocottes minute qui accumulent la vapeur sans soupape pour lui permettre de s’échapper. Et les vieux parents sont exposés dans les EHPAD dont on prend enfin la mesure — sans visite, sans espérance…

Enfin, c’est le déconfinement. Enfin, pas pour les plus de 70 ans. Ils sont vieux et en danger, il ne faut pas qu’ils sortent dans les rues. Les vieux doivent rester où ils sont, pour le reste on peut sortir, mais sur la pointe des pieds, avec masques et distances sociales, avec gestes barrières et gel hydroalcoolique — gel qui doit geler les effusions.

Comment imaginer d’imposer ces contraintes au nom de la santé ? La rage, la frustration, l’incompréhension, les revendications, la violence sans objet ne sont plus autoréprimées par la raison.
Ces sentiments vont circuler longtemps, d’autant que nous serons masqués. Dedans. Dehors. À l’air libre. A vélo. Masqués !

Car chacun est dangereux pour l’autre et chaque personne est dangereuse pour moi. Nous sommes en guerre ! Le premier qui tombe le masque agresse tout le monde ! L’anonymat de chacun cloué dans son rôle de malfaisant.

C’est la rentrée. Comme dans un champ de mines les enfants doivent zigzaguer dans les espaces scolaires, et les professeurs et maîtres tenter de mettre tout le monde en sécurité — y compris eux-mêmes.
Comment faire les parades d’approches si douces et si poétiques entre les jeunes gens qui vont essayer de se séduire sous leur masque ?

… Il faudra bien du temps, de la patience et de la pédagogie pour entreprendre la résilience dans un monde qu’il va être nécessaire de changer, de créer à nouveau sur les ruines de l’ancien qui va essayer de se perpétuer à toute force, de présenter ses anciennes lois et procédures dans ce nouveau monde que l’on sent impatient et frémissant dans les prémisses d’une violence. Il faudra le changer, car notre civilisation un instant a été à terre, touchée par K.O. et livrée à ses archaïsmes… mais maintenant que ces archaïsmes sont sortis… Ils ne seront réprimés qu’à grand-peine.