IL FAUT GAGNER LA BATAILLE DE MARIGNAN 15-115 !

Le docteur Xavier EMMANUELLI, ancien médecin au SAMU 94, fondateur du SamuSocial, et le docteur Suzanne TARTIERE médecin au SAMU de Paris, ancienne directrice médicale du SamuSocial, proposent une plate-forme 15-115 élargissant les missions du SAMU, en nouant des liens organiques avec les missions du Samusocial.

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« Permettez-moi, au moment où le monde de l’urgence réfléchit à adopter un numéro universel de l’urgence médicale, d’apporter ma contribution en tant qu’ancien médecin des urgences et fondateur du Samusocial.

Je suis persuadé que la tutelle d’un tel numéro doit être le Ministère des Solidarités et de la Santé car, de plus en plus, les personnes faisant appel à ce numéro sont des personnes âgées, isolées dont la pathologie multiple et chronique est aggravée par leur solitude et mérite que l’on apporte des réponses de plusieurs ordres, et pas uniquement médical.

On pourrait établir, sans revenir au dispositif ancien, une sorte de veille et d’urgence « généraliste » et « transverse » qui soulagerait les urgences des hôpitaux et répondrait ainsi au mieux aux situations médico-psycho-sociales que l’on a des difficultés à traiter dans leur ensemble.

I  La garde médicale – Régulation et systèmes mobiles

Lors du fameux entretien télévisé au Palais de Chaillot (le 16 avril 2018 sur BFM TV), le président de la République interrogé par Jean-Jacques Bourdin et Edwy Plenel sur l’engorgement des urgences des hôpitaux a déploré, face à cette situation, qu’il n’y ait pas en France de système de garde, il a raison ! Et pourtant…

A- Une garde hospitalière efficace

Il existe bien un système de garde puissant et très performant, mais il n’est pas utilisé comme garde généraliste et universelle.

C’est le SAMU, acronyme qui signifie Service d’Aide Médicale Urgente.

Lorsqu’il a été créé, après bien des tâtonnements, au cours de la décennie 65-75, lorsqu’il a été consolidé et généralisé par la loi de 1986 sur tout le territoire français (y compris dans les territoires et départements d’Outre-mer), il avait comme objectif principal de lutter contre le fléau des accidents de la voie publique (qui faisaient alors plus de 17 000 morts par an et 500 000 blessés graves), mais aussi contre les accidents domestiques et les crises médicales urgentes, cardiaques, hémorragiques, respiratoires et autres.

Le SAMU a sauvé des centaines de milliers de vies et il a contribué à améliorer les prises en charge, il a participé à l’éducation et à la prévention dans tous les domaines, même en dehors de la santé. Ce faisant, il a contribué à transformer le système médical français en un ensemble hautement efficace avec le recrutement de malades et de blessés de plus en plus lourds et complexes, il a fait école dans le monde entier.

Il a été tellement efficace, tellement performant, que notre culture sanitaire s’est imprégnée de ses audaces et de ses réussites, que tout problème médical a plus ou moins été présenté et vécu sous l’angle de l’urgence.

B- Qu’est-ce que l’urgence ?

L’intervention médicale d’urgence est une notion issue de la pratique militaire qui distingue quatre degrés de l’urgence : l’urgence absolue (ou urgence immédiate), l’urgence retardée (qui demande quand même une intervention rapide), l’urgence relative et l’urgence dépassée (soit par l’état du malade soit par l’insuffisance des moyens disponibles).

C’est ainsi, que sans le savoir, sans le vouloir probablement le SAMU a adapté les besoins aux moyens dont il dispose. Autrement dit, ce qui ne relève pas de l’urgence absolue ou retardée ne peut intéresser le SAMU et il ne saurait les traiter.

D’ailleurs ces personnels, autrefois formés par l’anesthésie et la réanimation, ne sont très efficients que dans et pour l’urgence, ils sont d’ailleurs appelés des « urgentistes ».

Or depuis le début, depuis sa fondation, les urgences vitales/urgences absolues ne représentent que 10 à 14 % de ses interventions, le reste des demandes ne peut le concerner.

C- la régulation

Le SAMU dispose d’une « Régulation » que l’on atteint par le « 15 », numéro national gratuit
départementalisé et présent 7 jours/7 et 24 heures/24, 365 jours par an.

Cette régulation a pour objet de trier les appels en fonction de leur degré d’urgence, de la
caractéristique des pathologies.

Le tri est bien sûr nécessaire et fonction de la localisation, en cas d’accident collectif, d’attentat ou de catastrophe. La régulation sait dépêcher les moyens les plus adaptés pour diriger les victimes vers les lieux les plus appropriés à leur état, grâce au SMUR (Service Mobile d’Urgence et de Réanimation) ou l’UMH (Unité Mobile d’Hospitalisation).

Quant aux urgences moins urgentes, le SAMU a pour tâche de trouver des structures adéquates susceptibles de recevoir les patients… dans la mesure où elles sont identifiables, fonctionnelles et personnalisées ; c’est là où se situe le problème.

II – Qu’est-ce qu’un malade ? Un malade est-il seulement une urgence ?

La définition certes totalitaire de la Santé proposée par l’OMS en 1947 si elle a été souvent
rectifiée et amendée reste toujours en vigueur.

Elle est psalmodiée dans toutes les arcanes sanitaires, sociaux et administratifs et s’énonce ainsi : « La santé est un état de complet bien-être physique mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ».

Pendant très longtemps et jusqu’à une date relativement récente les acteurs uniques de la santé étaient les médecins généralistes. En fait, il n’existait en dehors d’eux que quatre grandes spécialités : la chirurgie, la gynécologie obstétrique, la neuropsychiatrie et la pédiatrie.

A – Les médecins généralistes

On les appelait autrefois les « médecins de famille » quand la société était majoritairement
rurale et que les familles vivaient ensemble sur trois générations avec toute une parentèle collatérale.

Ils étaient les garants de la recherche, du maintien de l’équilibre de la santé avec les techniques et moyens à leur disposition. Ils avaient beaucoup de crédit auprès des populations du fait de leur dévouement et de leur déontologie.

Le serment d’Hippocrate, qu’ils prêtaient à l’entrée de leur carrière, n’était pas seulement une formule creuse, il a fait la gloire et la grandeur des médecins français, puis il est tombé en désuétude. La trilogie qui le garantissait était le libre choix du médecin, le colloque singulier, le secret médical.

On comprend que ni le libre choix du médecin ni le secret médical et encore moins le colloque singulier n’ont beaucoup de vigueur et de crédibilité dans l’urgence.

B – L’émergence de la technique

Au fur et à mesure que les connaissances et les techniques avançaient, l’Hôpital se transformait. Il n’était plus la ressource finale pour les pauvres, plus non plus le lieu obligé de la chirurgie et, peu à peu, plus non plus l’hospice millénaire du soin, de la charité, voir souvent de l’abandon.

L’ordonnance du 30 décembre 1958, puis la loi du 30 juin 1975 qui séparait le monde sanitaire du monde social, ont créé une faille profonde. Ces deux mondes vont se construire, la plupart du temps l’un sans l’autre, s’éloignant de la médecine holistique que pratiquait le médecin généraliste avec sa dimension sociétale, jusqu’à ce que pour l’hôpital le malade soit perçu comme une mécanique à réparer ou à équilibrer.

C’est bien sûr la médecine des champs de batailles qui a induit cette transformation mais également l’aboutissement d’une philosophie portée par Descartes (1640) « L’animal machine », poursuivi par le médecin Julien de la Mettrie cent ans plus tard avec sa thèse sur « l’Homme machine », ou la vision de Pierre Jean Georges Cabanis au début du XIXe siècle qui affirme « Le cerveau secrète la pensée comme le foie secrète la bile », ou auparavant les automates comme « le canard digéreur » de Jacques Vaucanson (1738).

Puis la révolution industrielle et ses mécaniques avaient fait comprendre à l’opinion qu’en fait un être humain n’est qu’une machine comme les machines de l’industrie et notre époque a donné raison à ce point de vue mécaniste.

Les exploits et les découvertes de la médecine et de la chirurgie au XIXe siècle, les actes médicaux découverts au cours des guerres successives, ont mené aux greffes d’organes : 1952 première greffe de reins, 1955 de foie, 1967 de cœur… et l’introduction des mécaniques suppléantes des organes usés ou déficients.

Ainsi a-t-on acquis l’idée que l’homme est un ensemble de pièces qu’on peut remplacer pour
conserver la santé ou du moins la garder le plus longtemps possible.

On compte actuellement plus de 80 spécialités médicales. Et le chirurgien, de plus en plus dans la foulée de Jacques Marescaux, le robot qui opère, devient l’assistant d’un robot – une mécanique pour intervenir sur une mécanique.

C – Le médecin généraliste – le malade – et l’état de « complet bien-être »

Les médecins généralistes comprenaient obscurément ou explicitement qu’un être humain ne se conçoit qu’en interface avec son environnement sociologique, économique, affectif, et que la solitude par exemple et le rejet entraînent des troubles graves.

Ils savaient que l’homme est une mécanique certes, mais pas seulement une mécanique car elle a pour les êtres humains une double finalité. Elle produit, réclame et reçoit du sens et de l’amour qui ne se paramètrent pas. Implicitement la santé pour eux n’était pas le « complet bien-être » mais la recherche et le maintien de l’interface équilibrée entre les forces agressives venues de l’extérieur et celles de l’intérieur. Les êtres humains, comme dans le poème de Baudelaire « passent à travers des forêts de symboles », de signification de langage d’évaluation du bien et du mal, de l’espoir et de la frustration, et qu’outre les facteurs matériels, chimiques, physiologiques ou physiques, tout un mode de constructions mentales peut conduire à la pathologie. C’est ce qui est du domaine de la psychosomatique et peut même fabriquer des lésions organiques graves, voir mortelles.

Ils savaient aussi que tout homme est condamné à souffrir, à vieillir et disparaître, ils avaient de la compassion pour les malades qui leur avaient confié le pouvoir d’intervenir sur eux et en eux, ils se sentaient responsables dans leur solitude de thérapeute… ils manquent à notre système de soins.

D – Peut-on imaginer une garde médicale permanente ?

L’Hôpital reste le lieu où sont analysés, décryptés et traités sur le mode de l’urgence ou de la semi-urgence les pathologies. Le SAMU est l’outil incomparable pour « aller vers » des malades ou des personnes en détresse.

Mais on pourrait donner au SAMU des missions plus complètes d’amont par le tri, en imaginant une plate-forme à plusieurs niveaux, qui d’ailleurs se met déjà timidement en place avec des médecins généralistes, mais il faudrait également y adjoindre des psychologues, des gérontologues, des travailleurs sociaux et autres. Ces derniers connaissent toutes les ressources institutionnelles associatives publiques et privées reliées en réseau sur leur territoire et sensible à l’urgence immédiate ou retardée.

Avec des équipes mobiles pluridisciplinaires, qui pourront sous le contrôle évidemment d’un chef de mission, se rendre à domicile dans les établissements et dans les rues, de jour comme de nuit avec des niveaux hiérarchiques de fonctions, comme savent le faire les grandes associations humanitaires en environnement précaire. Dans de telles équipes, il arrive, selon les circonstances, que l’infirmier chargé d’expertise de terrain dirige des équipes composées de médecins et de travailleurs sociaux. Cette équipe mixte devra évidemment disposer des nouvelles technologies de la télémédecine depuis l’électrocardiogramme jusqu’aux transmissions d’examens biologiques, de photos de lésions radiologiques ou dermatologiques.

L’équipe mixte de médecins de psychologues et travailleurs sociaux sera aux avant-postes pour une première ligne d’évaluation, de surveillance, de suivi et d’accompagnement qui permettra d’apporter une réponse stratégique instantanée. C’est une des réponses aux déserts médicaux et au maintien à domicile par les moyens publics ou privés. Chacun peut y trouver sa place et à coût constant, car ces postes existent, ils sont financés mais agissent en ordre dispersé, chacun selon sa culture ou son entreprise. La dimension importante est le TERRITOIRE. Il s’agit de faire évoluer la notion de l’intervention médicale.

III – Se mettre en ordre de marche avec le 15-115, évocation de la victoire de Marignan

En créant pour le Samusocial un numéro d’appel, le 115, par analogie au numéro 15, le SAMU social développait le « aller vers » du SAMU en envoyant de jour comme de nuit sur le mode de l’urgence des équipes à la rencontre des sans-abri.

La Samusocial avait compris que ce n’était pas au malade d’aller vers l’institution ou la ressource mais à la structure de se porter à la rencontre du malade… Urgence vitale, urgence retardée, urgence (oxymorique) « chronique » doivent être complétées par leur partie sociale.

C’est pourquoi la plate-forme 15-115 élargirait les missions du SAMU, en nouant des liens organiques avec les missions du Samusocial.

Au SAMU de Paris, 20 % des appels émanent de personnes âgées à domicile ou en EHPAD, qui déguisent leur détresse physique ou psychique, mais surtout leur solitude, sous forme d’un appel médical, sachant qu’il y aura toujours une réponse.

Marignan 15-115

1515, ce chiffre est connu de tous les écoliers Français comme étant la date de la bataille que François Ier livra victorieusement aux mercenaires suisses à Marignan.

Réalisons les conditions d’une victoire avec le 15-115 pour lutter contre l’orientation mortifère de notre système sanitaire qui nous met en échec. Car il n’y aura jamais d’adéquation entre besoins et moyens.

La démographie des personnes âgées et non autonomes ne permettra pas de répondre correctement au défi malgré nos 80 et quelques spécialités. Si chacun campe sur sa culture et son territoire, il convient désormais de se mettre en ordre de marche, de former des troupes et des stratégies pour gagner à notre tour la bataille de Marignan !

Ainsi sera établie la garde médicale d’amont qui rendra aux urgences de l’Hôpital leur véritable fonction d’accueil. »