Cérémonie de la Légion d’honneur pour 5 volontaires de Médecins Sans Frontières

Le 10 juillet 2017, le Dr Xavier Emmanuelli a remis la médaille de la Légion d’honneur à 5 personnalités de Médecins Sans Frontières : Mme Sylvie Cusset, Mme Evelyne Dauzet, Mme Juliette Fournot, Mr Régis Lansade et Mr Robert Saléon Terras.

 

Son discours lors la cérémonie : 

 

J’ai le plaisir et l’honneur aujourd’hui d’accueillir les héros d’une histoire qui a structuré toute ma vie et qui a été une référence pour bien des jeunes français et même, peu à peu, pour la jeunesse du monde entier. Il s’agit de l’Histoire des Médecins Sans Frontières.
C’est donc avec une grande joie et une grande fierté que je souhaite la bienvenue à mes cinq camarades, leurs familles et leurs amis.

 

Je vous accueille dans les locaux de la Légion d’honneur pour vous introduire et vous parrainer dans cet ordre légendaire, dans cette chevalerie dont vous deviendrez vous-même, tout à l’heure, des chevaliers.
Ces mots, cette désignation signifie bien que vous êtes, de ce fait, anoblis, dans le sens où vous vous êtes distingués par vos valeurs et vos vertus, comme disaient les anciens romains. Vous êtes anoblis par notre République laïque et universelle, une république qui sait reconnaître les meilleurs de ses enfants et leur donner, démocratiquement, leur « titre de noblesse ».
Qu’on ne s’y trompe pas, bien que vous soyez cinq, vous n’entrez dans cet ordre ni comme une demi escouade, ni en tant qu’équipe, aussi valeureuse soit elle et, elle l’est. Vous entrez chacun, individuellement, en tant que personne singulière ayant accompli des mérites éminents. C’est donc un par un que je vous appellerai tout à l’heure pour vous accueillir dans notre ordre.
Il n’empêche qu’à cette occasion, nous honorons tous nos compagnons, tous ceux de notre association, tous ceux de notre famille, celle des Médecins Sans Frontières qui se sont engagés avec nous tout au long de ces années, depuis notre venue au monde en 1971.

 

Qu’est-ce que l’engagement à MSF ?
Qu’est-ce que l’engagement dans cette association dans laquelle vous avez accompli des missions périlleuses et pleines de grandeur pour vous porter à la rencontre d’hommes, de femmes et d’enfants en détresse, pourchassés, vaincus, blessés et malades afin de les soigner et les réconforter ?
Qu’est-ce qui vous poussait ?
C’est difficile, voire impossible à dire. Qui peut sonder l’intimité de son cœur pour comprendre pourquoi vous êtes allés si loin et souvent au péril de vos vies ?
MSF représente un humanitaire, souvent incompréhensible, ailleurs dans le monde, un humanitaire laïc non confessionnel et sans autre idéologie que celle de mettre son savoir et ses connaissances, avec compassion, au secours de son prochain en détresse. Comment dire ce souci de l’autre ? Pourquoi ?
L’Afghanistan, ce n’est quand même pas le village voisin ou la ville d’à côté ou l’on va faire des bonnes actions. C’est de l’autre côté du monde, dans un endroit hostile avec des guerres et des violences. Là-bas, il y a des risques certains. Comment décrire vos motivations ? Et surtout les connaissez-vous véritablement ?
Ce n’est pas la peine de chercher à éclaircir ce qui vous pousse… La réponse à cette question « pourquoi » pourrait être celle de l’alpiniste Georges Mallory lorsque les journalistes l’interrogeait sur son ascension de l’Everest : « parce qu’il était là ».
Vous vouliez peut-être, à l’instar de Châteaubriant, aller à la rencontre de votre destinée en étant utile. Vous souhaitiez vous réaliser en allant vers les autres et en demandant à la providence, comme il le demandait : « Levez-vous vite orages désirés » avant de commencer son périple. Et il ajoutait : « Homme, la saison de ta migration n’est pas encore venue, attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton vol vers ces régions inconnues que ton cœur demande… ». Et c’est un peu ce que vous avez fait.
Cependant, j’ai une autre approche à vous proposer.
A travers toute l’histoire de l’humanité, dans tous les pays, à toutes les époques, quelques soient les croyances et les cultures, les jeunes garçons et filles – mais surtout les garçons – devaient subir, pour manifester leur passage à l’âge d’Homme, des épreuves nommées l’initiation. Il s’agissait de les faire se mesurer à eux-mêmes, à leur courage, à leur savoir, à leur adaptation à la vie, à leur générosité, à leur entraide… Ils étaient confrontés à des dangers réels ou supposés, à des agressions, à la solitude, à l’exil ou à la violence afin qu’ils franchissent toutes les étapes qui les conduiraient à l’âge d’Homme.
Quand je parle d’initiation, je ne parle évidemment pas des rites initiatiques des compagnons ou des francs-maçons, mais de toutes les coutumes et rituels qui permettent d’acquérir les valeurs et comportements de la société à laquelle ces jeunes gens appartiennent.
Dans le monde guerrier de l’Antiquité, les valeureux soldats étaient soumis au culte de Mithra pour devenir les meilleurs des armées ou aux mystères d’Eleusis pour appartenir à une élite secrète qui dirigeait le pays.
Les chevaliers chrétiens du Moyen-âge étaient invités à prier, à méditer toute une nuit et à se dépouiller de tout ce qu’ils possédaient jusqu’alors, pour devenir chevalier. On ne vous en a pas demandé tant ! Mais quand même quelque chose d’analogue, toute proportion gardée.
En Occident, l’épreuve pour grandir, outre les diplômes et les examens, résidait, à une certaine époque, dans le service militaire. Rencontre des autres, préparation à la guerre, épreuves physiques… Il n’y a plus de service militaire et cette rencontre sous cette forme ou sous une autre nous manque.
Souvent, je me suis demandé si, par analogie, MSF n’a pas effectivement représenté, pour tant et tant de nos compagnons, une sorte de chemin initiatique, qui ne disait pas son nom.
Quoiqu’il en soit, votre épreuve vous l’avez subi et vous êtes devenus… autre.
Outre le fait de vouloir devenir des hommes et des femmes accomplis par cette traversée du miroir, c’est à dire allée au-delà de son reflet, nul en effet ne peut être sûr de ses profondes motivations pour cette traversée éprouvante.

 

Vous avez certainement dû avoir des modèles et ces modèles sont personnels. Je connais les miens, j’ignore les vôtres. Ce que je sais, c’est qu’on ne peut s’engager sans référents.
Jadis, les châteaux de la haute société laissaient apparaître sur leurs murs, dans leurs couloirs et leurs salons, les portraits des ancêtres valeureux, des aïeux héroïques qui, de batailles en combats, avaient contribué à fonder une lignée.
Médecins Sans Frontières a eu les siens. Pour les fondateurs dont je fais partie, les héros étaient les reporters de guerre (Joseph Kessel ou Albert Londre), les grands résistants, les chefs de la clandestinité qui s’étaient engagés au prix de leur vie pour l’honneur de leur pays, pour s’extirper de la défaite de la France, de la collaboration et de ces tristes années. De Jean Moulin aux compagnons de la Libération, de la dentiste corse Danielle Casanova ou Charlotte Delbo la secrétaire de Louis Jouvet aux grands médecins de Pasteur à Yersin sans oublier Sweitzer, des guérilleros de légende de Che Guevara à Mao… chacun a les siens. Peu ou prou, ils étaient les mêmes. Nous n’en parlions pas mais nous savions que chacun d’entre nous avait ses figures de référence.
Pour se construire, il est important et nécessaire d’avoir des modèles. Nous, les anciens, nous rêvions d’un monde nouveau, pur et enthousiasment, loin de ces petits boutiquiers réacs, de ces petits hommes gris aux rythmes analogues autour de la réussite bourgeoise et du pognon. Nous étions prêts à nous battre pour un statut différent.

 

Je tiens à vous informer que vous êtes devenus vous-même des figures de référence pour ceux qui vous suivent. En effet, comme le temps a passé, vous avez rejoint la galerie des ancêtres mythiques qui aident les jeunes gens à devenir des Hommes.

 

Richard Hillary, un aviateur de 20 ans qui avait quitté ses études pour s’engager dans la RAF au moment du Blitz Krieg sur l’Angleterre (1940/1941, mort à 23 ans) est l’un de mes héros. Il faut lire son livre Le dernier ennemi. Il était ami avec Arthur Koestler (un autre de mes héros) et écrivait : « Koestler a une théorie. Il croit que l’existence se déroule sur deux plans qu’il appelle la vie tragique et la vie triviale. Notre plan ordinaire est la vie triviale mais parfois, dans les mouvements d’exaltation ou de danger, nous nous trouvons transportés sur le plan de la vie tragique avec ses perspectives cosmiques, contraires au bon sens. Un des malheurs de la condition humaine est que nous ne pouvons vivre en permanence ni sur un plan si sur l’autre mais que nous oscillons entre les deux. Quand nous sommes sur le plan trivial, les réalités du plan tragique paraissent absurdes. Quand nous vivons sur le plan tragique, les joies et les souffrances du plan trivial nous semblent superficielles, frivoles et sans importances. Il y a des gens qui essaient toute la vie de choisir sur quel plan vivre. Ils sont incapables de comprendre que nous sommes condamnées à vivre alternativement sur l’un et sur l’autre. »
Votre aventure vous a balancé à la ligne d’interaction de ces deux plans et, dans votre rencontre avec MSF, vous avez été projeté dans un endroit où l’on devait osciller, comme sur un fil de funambule, dans un plan et dans l’autre.

 

J’ai beaucoup étudié la névrose post traumatique et je crois qu’il peut y avoir sur le versant positif quelque chose d’analogue, des souvenirs anciens profondément vécus qui ont été programmés en nous mais qui ne sont pas à proprement parler une souffrance ou un regret. C’est un état de vie exceptionnel qui a été d’une intensité telle que tant que nous vivons, nous ne pouvons l’effacer. Cet état vous a changé, il vous a rendu différents des autres, même des plus proches qui n’ont pas vécu cela.
Voilà pourquoi ce soir, vous êtes venus comme une équipe, venus du temps où vous étiez ensemble dans un moment immense et fort que vous avez partagé et dont les codes implicites sont étrangers à tout autre personne que vous. Seuls ceux qui ont partagé cette sensation peuvent le comprendre. Quelle joie d’être avec vous ce soir !

 

Au début de l’aviation commerciale, des pilotes de légende ont construit la « ligne ». Des hommes comme Mermoz ou Guillaumet ont créé l’épopée de l’aéropostale et ont écrit une aventure humaine hors du commun par le monde entier. Saint Exupéry le raconte : « ces personnages évoluent avec simplicité dans la vie tragique pour un enjeu qui semble dérisoire, celui de faire passer le courrier ». Mais ce courrier est le lien qui commence à se tisser entres les Hommes, ces fils complexes et multiples qui crée une tapisserie invisible dans le ciel et par conséquent, dans les cœurs. Cette épopée, débouchant sur un modèle de grandeur, a fait rêver tous les enfants du monde. Qui ne se souvient des mots de Guillaumet dont l’avion s’était écrasé dans les Landes ? Au prix d’un effort surhumain, il était arrivé à descendre dans la plaine et avait dit à son ami Saint Exupéry « ce que j’ai fait, je te le dis, aucune bête au monde ne l’aurait fait ». J’ai souvent comparé l’aventure de MSF à l’aventure de l’aéropostale : une aventure collective créant un mythe et un modèle.
Dans la représentation de l’héroïsme simple et discret, ce sont des hommes et des femmes de tous les jours qui, en se dépassant, portent haut les valeurs de notre temps. Vous 5 et tous mes chers MSF, vous êtes de ceux-là, des héros silencieux qui changent le monde, tout comme ceux de l’aéropostale.
Nous étions et nous serons toujours une fraternité de fait car, tous ceux qui ont été un jour MSF ou qui le sont encore, se sentent liés par les actions des uns et des autres. Nous avons un sentiment d’appartenance.

 

Au début, nous n’étions qu’une poignée. Nous nous connaissions depuis la fac mais nous rêvions notre vie. C’était l’époque des décolonisations et des luttes de libération. Une époque parfaitement symbolisée par la guerre du Vietnam ! Nous voulions nous impliquer dans un monde plus libre, plus fraternel et plus développé. Le paradigme était de gauche, une gauche progressiste et les médias portaient ce modèle qui a alors imprégné toute la jeunesse. Il faut se souvenir du contexte, sans faire d’anachronisme. Nous ne sommes pas les enfants de 1968, nous sommes les enfants d’une médecine universelle. Comme l’a dit Pasteur : « Je ne te demande ni ton nom, ni tes croyances, ni ton pays, ni ta race, je te demande quelle est ta souffrance ».
En 1971, le SAMU apparait en France. C’est un nouvel outil dans le monde médical, créé pour l’essentiel par d’anciens médecins militaires. Comme les français ont fait toutes les guerres depuis la campagne de France, la Corée, l’Indochine, l’Algérie, ils ont rencontré la traumatologie, ces lésions de guerre qui ne sont pas l’orthopédie programmée mais le délabrement des chairs et des os. Ils ont également rapporté des matériels nouveaux, comme les respirateurs. Les médecins de guerre, ayant compris l’urgence dans les champs de bataille, l’appliquent par analogie au fléau des accidents de voitures et de motos qui frappe les plus jeunes comme une sorte de guerre permanente. Ils créent donc ce module extraordinaire : le SAMU. Des noms comme Vourch, Lasner, Laborit, Huguenard ont certes créé une structure, mais aussi la spécialité d’anesthésiste-réanimateur. Ce ne sont plus les malades qui vont vers l’hôpital mais l’hôpital qui va vers eux, comme une sorte de poste médical avancé mobile. Ils enseignent alors l’urgence avec ses actions hiérarchisées et ses vecteurs qui vont de l’ambulance de réanimation à l’hélicoptère. Ils développent les connaissances techniques et les doctrines de société savante. La mentalité médicale change progressivement, au prix de luttes violentes et d’acquisitions scientifiques considérables. Les performances du SAMU ont profondément changé le système médical français, ont fait rêver quantité de jeunes étudiants et ont suscité d’innombrables vocations. J’en profite pour rendre hommage à mon maître, Pierre Huguenard, qui a travaillé avec Henri Laborit – une icône pour nous – sur le choc et le stress. Il nous a accompagnés dans l’édification de MSF.
Je ne suis pas en train de dire que MSF est l’héritier du SAMU. Il ne l’est pas. Ces structures sont apparues en même temps dans les années 70’. Jung, encore un de mes référents, pourrait dire qu’il ne s’agit pas d’un rapport de causalité mais plutôt d’un rapport de synchronicité. L’urgence médicale était bien connue dans le monde civil : l’œdème aigu du poumon, la crise d’asthme sévère, l’hémorragie cataclysmique, la crise cardiaque, la crise de la colique néphrétique… Elle faisait partie de la geste médicale. Cependant, elle n’était pas reconnue comme une particularité en soi. Or, dans les années 70, l’adage « l’urgence est une méthode pour sortir des situations d’urgence » apparaît et se développe dans tous les milieux possibles. Les médecins généralistes créent SOS médecins, l’hôpital le SAMU, les militaires l’EMMIR sans lendemain hélas, les médecins sportifs et aventuriers, encouragés par Messmer alors premier ministre, montent une équipe SMA (secours médical aéroporté), les assurances pour les EVASAN créent Europ Assistance, l’ONU fonde l’UNDRO, devenu l’OCHA, bureau de la coordination des affaires humanitaires en 1992… Et il y eut tant d’autres entreprises. MSF naît au cours de cette floraison.
Certes il existait deux modèles, mais ils ne furent pas adaptés à nos attentes.
Le CICR (Comité Internationale de la Croix Rouge), le fabuleux organisme de secours universel en temps de guerre reposait sur les valeurs du 19ème siècle, au temps où l’Europe était dirigée par des princes, des rois et des empereurs qui signaient des accords de gentleman pour assurer l’immunité des secouristes sur les champs de batailles. D’ailleurs, l’immunité, mot dont tout le monde comprend la signification, est un mot qui vient des travaux de Pasteur sur les maladies infectieuses quand il démontrait que le vaccin assurait l’immunité de l’organisme attaqué par les bactéries. Naturellement, MSF n’a jamais eu un statut pouvant conférer une quelconque immunité à ses volontaires. Ils ont pris des risques sans garantie.
Le second modèle international de référence était la Croix Rouge française. Cependant, malgré toutes nos tentatives, elle n’a pas voulu de nous. Je me rappelle mon désespoir en 1973 quand nous l’avons appris. Nous avons compris qu’il ne fallait désormais compter que sur nos propres forces. Non seulement elle n’a pas voulu de nous, mais au fur et à mesure que les années passaient, et que notre notoriété grandissait, elle nous avait plutôt ressenti comme des concurrents. Il n’a qu’à se souvenir de la guerre qu’elle a menée contre nos différents logos… jusqu’à ce que nous soyons devenus suffisamment puissants et universels. Une fois la paix et l’estime établies, la Croix Rouge a chassé nos meilleurs experts (Lagoutte et Perrin furent les premiers, c’était les meilleurs de l’époque, de mon temps) que nous avions formé mission après mission. Il est vrai qu’elle offrait des salaires élevés et une stabilité de l’emploi.
Si le CICR fut en effet un modèle à l’origine, elle était fondamentalement différente dans sa structure et dans ses objectifs. Si l’on devait évoquer un modèle, je dirais qu’on doit plus aux militaires qu’à la Croix rouge finalement. Nous avons été formés par nos camarades médecins tropicalistes et chirurgiens de guerre, tout comme le SAMU.
MSF a effectivement adopté leur adage qui est le bon sens même : réussir une mission, c’est avoir un chef, une mission claire et des moyens.

 

Ces moyens nous les avons acquis grâce aux logisticiens.
Ces logisticiens, on les imagine : des gens marginaux, barbus, avec des cheveux longs et des boucles aux oreilles, avec parfois un pétard ou une vieille clope qu’ils roulaient, fumaient puis écrasaient ensuite avec indifférence sur la moquette, habillés en mode flottante et disparate et à l’attitude nonchalante… Ils auraient fait fuir n’importe quel employeur normalement constitué ! Toutefois, au sein des équipes, ils sont devenus mythiques et irremplaçables, des héros d’un courage au-delà de celui des bâtisseurs. Rigoureux, petites mains ou gros travaux, ils étaient là pour tous les services : télécommunication, communication, sanitation (eau propre, eau sale), chauffeur, gardien, réparateur, distribution et abris, construction de la chaine du froid… Ils savaient mystérieusement comment rapatrier les matériels coincés à la douane. Je me souviens de l’un d’entre eux, Michel Surazin qui établissait au Niger un marché avec un sous-traitant. Il me regarda par-dessus ses lunettes alors qu’il venait d’arriver et me demanda innocemment : « Dis-moi Xavier, c’est combien le taux normal de corruption ici ? »
Chers logisticiens !
Je veux évoquer avec vous, ici, le plus grand de tous, celui qui a permis à MSF d’être ce qu’il est : Jacques Pinel. Il a hélas quitté notre monde l’année dernière. Il avait imaginé la dynamique et les matériels de toute la logistique, comme les célèbres kits : kit pédiatrique, kit chirurgie, kit choléra… pour 10 000 personnes. Toute sorte de kit pour toutes les situations ! Je me souviens d’un camp de réfugié au Kurdistan. Je m’étais retrouvé dans un chaos géant, dans un immonde cloaque avec d’une foule apeurée et coincée à la frontière entre les soldats de Sadam Hussein et les turcs, dans une vallée pleine de boue et de construction de fortune, dans un climat de printemps froid et pluvieux, avec la mort en nombre. Les logisticiens avaient déployé outre la tente médicale, la tente d’administration où un administrateur était installé. Dans ce local flottant aménagé avec un bureau, des chaises et des étagères pliantes, il ne manquait pas un stylo, pas une agrafeuse, pas une feuille, pas une corbeille à papier… L’équipement avait fait la stupéfaction des personnels du HCR ! Pinel, c’était notre Lazare Carnot, celui qui a fait gagner les armées de la révolution par l’approvisionnement régulier et adéquat. D’ailleurs, je crois que c’est grâce à sa logistique que MSF a pu obtenir le prix Nobel… 80 % au moins lui reviennent.
MSF appartient à une lignée. Il vient à son heure après les décolonisations mais il s’inscrit dans la lignée des médecins coloniaux, des tropicalistes et des chirurgiens. Il y eut des prix Nobel chez eux, Girard et Robic, Laveran, Yersin et Jamot qui ne l’eut pas mais que la malveillance et la bêtise de son subordonné le soustrait à cette reconnaissance. Les médecins coloniaux tenaient leur culture de médecins des tranchés qui confrontés à des lésions inimaginables inventèrent la chirurgie réparatrice de toute pièce eux qui la découvraient dans des conditions terribles et ces médecins militaires tenaient leur culture des efforts du 19ème siècle quand on venait du monde entier se faire soigner et apprendre à Paris.
On pourrait remonter aux médecins de l’Empire de Percy à Degenette pour parler de Dominique Jean Larney avec ses ambulances volantes ancêtres du SAMU.
Puisque j’évoque l’histoire, permettez-moi, cet après-midi, avec vous qui êtes à l’honneur d’avoir une pensée pour d’autres camarades disparus. Ils étaient nos proches, mes amis.
D’abord le grand et le mythique Marcel Roux. Certains l’ont connu au Sri Lanka ou en Afghanistan. Comme vous, il était indomptable, courageux à l’extrême et parfaitement ingérable, comme cela arrive avec ce type d’homme après tant et tant de missions dans les endroits les plus pourris de la planète. Il est mort là-bas en Chine au cours d’une mission qu’il avait monté lui, tout seul, en mobilisant les vieilles personnes, les « papys » comme il disait, pour s’occuper des enfants perdus, en errance. Il n’avait pas attendu l’aide institutionnelle pour s’y mettre.
Vous avez dû retourner chercher le corps de notre camarade, Galant, assassiné en Afghanistan, crime crapuleux et non idéologique. Personnellement, j’ai eu le triste privilège de réceptionner les corps des quatre camarades qui ont été descendus au Soudan dans l’avion d’Aviations Sans Frontières. Comme les héros morts dans l’Antiquité, nous les avons veillés toute la nuit, dans une salle de notre base, rue Sain Sabin. Cette salle au premier, la grande salle de réunion a d’ailleurs été appelée la salle des 4 du Soudan assassinés par une roquette anonyme.
Il y en a eu tant et tant d’autres à travers le monde. Il y a eu des camarades expatriés mais également nos élèves, ceux qui venaient travailler avec nous dans leur propre pays.
Célébrons ce soir Emmanuel Guibert qui a réalisé une bande dessinée qui raconte l’histoire du photographe MSF Didier Lefèvre et, à travers son histoire, toute votre mission en Afghanistan. Je vous conseille d’acheter cette BD ! Didier nous a quittés, lui aussi. Il reste dans nos cœurs comme un immense compagnon plein de noblesse et de courage. Un peu comme Guillaumet, il a été jusqu’au bout de sa condition humaine lors de sa mission.
Tous ces héros, dont vous faites partie – je peux le dire parce que vous n’avez pour l’instant pas la possibilité de parler – ont évolué, comme le dit Richard Hillary, sur le versant tragique de la vie avec la simplicité et la modestie de la vie triviale. C’est leur grandeur car, dans l’humanitaire, c’est la peau des autres qui est importante.

 

Photographie de notre ami Didier Lefèvre

 

Il faut que je vous la vraie histoire de MSF.
MSF n’est pas né au Biafra, contrairement à ce que raconte la légende.
Bien que beaucoup de ses volontaires y aient servi 3 ans plus tôt au sein de la Croix Rouge française, MSF provient d’un journal modeste du laboratoire Tonus. A la suite des terribles inondations, qui ont suivies de l’ouragan Bolo et qui ont fait 500 000 morts et disparus, Raymond Borel, le rédacteur en chef du journal, a lancé un appel à tous les médecins de France et ils ont été nombreux à répondre. Puis, il les a regroupés en une association qu’il a baptisé Secours Médical Français (SMF). Après une nuit de créativité, comme pouvaient en organiser les médecins de l’époque, les initiales SMF se sont transformées en MSF. Borel voulait que le mot « Médecins » figure en premier. Et, que faire des S et F ? Bernier, son collègue en bon journaliste, a dit : « ce sera Sans Frontières ». Le nom fut adopté.
Mais qu’étaient-ce donc que ces frontières ? Etaient-ce seulement les frontières géographiques ? Ou celles que nous avons dans têtes et dans nos cœurs, celles qui nous empêchent de voir les exclus, les malheureux, les femmes battues, les fous et les déviants, les renégats de notre propre pays ? Une fraction menée par le Docteur Trottot défendait ces frontières là mais il a été en minorité. Nous avions trop soif d’aventure. Nous avons donc optés pour les frontières territoriales et géographiques.
Par la suite, il a fallu longtemps pour se faire admettre parmi les grandes organisations qui nous trouvaient outrecuidants. Il a fallu arracher les budgets. Rendons grâce au Docteur Malhuret et au génial Xavier Descarpentris pour cela ! D’ailleurs Xavier était tellement bon qu’il a été récupéré par l’OMS.
On a fini par atteindre une certaine notoriété comme un collectif, comme une famille. La notoriété, comme chacun le sait, c’est la gloire cachée.
Quand Ange Casta en 1976 est venu faire un film sur MSF, des slogans orgueilleux ont été trouvé : « MSF : là où les autres ne vont pas ! » ou « Dans leur salle d’attente, 2 milliards d’Hommes ». Face à ce déferlement d’images et d’appels, les fondateurs avaient adopté le principe suivant : « Nous sommes un groupe, restons anonymes, ne personnalisons jamais, il n’y en a pas un meilleur que les autres, on est tous sur le même statut, sur le même pied d’égalité dans cette affaire. Nous avons des leaders naturels qui sont plus ou moins connus, mais faisons attention, les égo peuvent grandir avec les caméras et les projecteurs ». Si nous avions choisi d’être silencieux, il s’en est trouvé qui ont cédé aux miroirs, aux médias et au pouvoir. S’il y a des questions à ce propos, je pourrai leur répondre tout à l’heure devant le buffet !

 

On peut se demander pourquoi cette cérémonie dans ces locaux ? Cela est chargé de sens. Quand j’ai demandé à Rony de venir aujourd’hui, il m’a dit : « tu sais Xavier, ce n’est pas mon truc… mais je serai venu si je n’avais pas eu cette mission au Soudan ». Je sais, ce n’est pas votre truc à vous non plus. Les honneurs et la reconnaissance, ce n’est pas pour moi non plus mais cela me fait plaisir et MSF doit être reconnu et toujours mis à l’honneur !
Voici que dans les montagnes de l’Afghanistan, on parlait français. Dans les vallées inaccessibles, on parlait français. Sur les routes des caravanes, tout au long des missions et dans tous les villages, l’information se transmettait : « il y a des médecins français qui peuvent t’aider et te soigner ». Et vous, les MSF français, vous avez représenté un espoir et une solution pour des gens isolés par la géographie, la guerre ou les catastrophes naturelles. On parlait français et les commandants des vallées le savaient puisque c’était avec eux fallait négocier. Les médecins russes connaissaient votre présence puisqu’ils établissaient parfois des rapports confraternels avec vous pour faire des radios. Les américains aussi, après s’être demandés s’il s’agissait d’une diplomatie parallèle de la France, avaient admis que vous n’étiez pas des barbouzes mais des équipes médicales aidant les gens au prix de grands efforts et au péril de leur vie. Ainsi avez-vous créé la légende des French Doctors.
Cela ne vous a pas pour autant mis à l’abri car si vous étiez repéré, vous risquiez la mort ou la prison.
C’est ainsi grâce à vous, nous sommes tous devenus des French Doctors, des médecins à la française avec ce particularisme que nous sommes fiers d’endosser.
Que veut dire cette conception de la santé et de la médecine française ? Une manière d’improviser des solutions quand il n’y a plus de solutions, de comprendre une clinique que personne n’avait remarqué.
A El Asnan d’abord puis à Mexico et enfin en Arménie, les missions ont permis par leur pertinence et leur description d’introduire à l’université, la médecine de crise et de catastrophe que MSF avait découvert mission après mission. Pourtant l’université n’aime pas beaucoup accueillir des concepts et connaissances qui ne sont pas validés a priori par elle. C’est ainsi que le SAMU et toutes les facultés de monde enseigne l’intervention de MSF dans les grands tremblements de terre urbains. En médecine de guerre, nous avons beaucoup appris au Liban et au Salvador bien sûr, mais la pratique dans un environnement plus que précaire provient de MSF.
Hors de MSF, laissez-moi vous parler de la médecine à la française. Je pense au médecin Henri Laborit qui se vantait d’avoir été torpillé deux fois au moment de la retraite de Dunkerque et d’avoir nagé dans l’eau glacée et mazoutée. Ces événements lui avait donné des idées sur le choc. Il a été un de mes maîtres quand j’étais étudiant. Il était chirurgien, mais en opérant, il avait observé la micro-clinique du choc : tachycardie sueur hypertension mais surtout constriction des petits vaisseaux et des capillaires. Il avait conceptualisé ce phénomène par la décharge des catecholomines qui était l’un des facteurs du stress. Sa revue s’appelait agresologie et ses expérimentations l’avaient conduit aux mécanismes de protection de l’organisme. Il en avait tiré une molécule, le largartil qui stabilisait également les psychoses et les techniques des comas artificiels. Avec son apport, on a pu comprendre la pathologie des premières minutes après un choc traumatique ou une blessure, la traiter et améliorer considérablement les suites. C’est ainsi que le SAMU a pu être créé. Nous les français, nous sommes les seuls au monde à voir mis au point ce prodigieux outil.
Médecine à la française, quand le psychiatre français, Philippe Pinel (pas le nôtre) en terreur va délivrer en 1793 les fous de leurs chaines en risquant à l’époque sa tête car il avait compris que les fous étaient des malades comme les autres.
Médecine à la française, quand en 1832, au moment des barricades, lors de l’enterrement du Général Lamarque, les blessés républicains étaient transportés à l’hôpital… Victor Hugo raconte cet épisode dans Les Misérables. Les soldats recherchaient les rebelles. A cette époque, la médecine hospitalière à Paris avait encore une réputation universelle. Les soldats armés envahissaient donc les services sans précaution. Le médecin en chef, un médecin civil, un bon bourgeois conservateur, protecteur de l’ordre et partisan du roi, donc a priori totalement hostile aux rebelles, se met devant les baïonnettes en leur disant : « sortez messieurs, ces malades sont à moi ». Les soldats reculèrent. Cet adjectif possessif nous dit comment les médecins français comprennent la responsabilité médicale. La fresque qui rappelle cette histoire se trouve dans les murs de l’Académie de Médecine.
Chers French Doctors, ce sont les MSF qui ont décrit précisément la médecine des camps de réfugiés improvisés. Ce sont ses enquêtes, renouant avec les médecins coloniaux, qui ont combattu carences et épidémies. On les retrouve sur tous les fronts. Sur Ebola, outre le fait que c’est également un français qui a fait la première description de cette pathologie même si c’est un belge qui a fait la publication, ce sont les MSF qui étaient sur le front. Ce sont les médecins français de MSF avec Bernard Pécoul (ancien directeur) qui ont fondé DNDi (Drugs for Neglected Diseases initiative) pour obliger les gros laboratoires à céder la formule des molécules pour les malades négligés et les ont fait céder.
Les retours de mission ont enrichi cette médecine des French Doctors au carrefour des médecines de guerre, de la réanimation et de la médecine coloniale. Ce qui la caractérise, c’est d’être toujours au plus près des malades, d’être à la fois technique et scientifique certes, mais de manière généreuse avec compassion, élégance intellectuelle, éthique irréprochable mais enfin et surtout avec une rigueur et une grande bravoure, avec un côté subversif, transgressif quand il s’agit d’aider et d’accompagner les grands blésés.
Il s’appelait Daniel Pavart, c’était un Médecin Sans Frontières en poste dans les camps de Thaïlande du Nord presque à la frontière cambodgienne. A l’époque, c’était moi qui étais chargé des camps de réfugiés de la frontière entre le Cambodge et le Laos, les célèbres camps d’Amanyapratet et Khao-I-Dang, puis plus tard avec ceux de Mae Sot, frontière avec la Birmanie. J’étais en mission de supervision à Khao-I-Dang, dans les années 80. Les soldats vietnamiens depuis le Cambodge échangeaient des tirs avec la task force de Thaïlande pour démoraliser la frontière. Ils arrosaient le camp au mortier… Quand cela commençait, les sirènes se déclenchaient et nous devions nous planquer. Les réfugiés sautaient dans les tranchées ou sous les cabanes. Après un petit bombardement, un camion toyota nous amène à l’infirmerie une dizaine de réfugiés blessés. Daniel et moi sautons sur le plateau pour effectuer le bilan. Eclats, jambes cassés, plaies nombreuses… On fait descendre les blessés avec précaution pour réaliser les soins à l’infirmerie. Je descends en premier, Daniel restant sur le plateau au côté d’une jeune fille mourante. On avait décidé qu’il n’y avait plus rien à faire pour elle. En soulevant son sarong, on avait vu une horrible plaie qui lui avait mis ses tripes à l’air et elle saignait abondamment. On n’aurait rien pu faire pour elle, même si elle avait été à Bangkok ou à Paris. Daniel restait avec elle, les jambes allongés et la tête de la jeune fille sur ses cuisses. Il lui caressait les cheveux très lentement et lui murmurait des mots en français. La femme était livide et couverte de sueur. Et moi, je me demandais ce qu’il faisait. Pourquoi perdait-il son temps à faire cela ? Pourquoi ? Je considérais cela presque comme une faute professionnelle quand tant d’urgences nous attendaient. Quoiqu’il en soit, je m’activais autour des blessés. Je jetais un coup d’œil aux alentours en me demandant ce que voulait dire cette mise en scène de Daniel. Je regardais s’il y avait des photographes ou un cameraman pour enregistrer ce moment… Et puis, il a sauté du camion et est venu me rejoindre. Je regretterai toute ma vie de ne pas avoir fait moi-même sa faute professionnelle, de ne pas avoir accompagné une toute jeune fille dans ses derniers moments, de ne pas l’avoir rassurée et de ne pas lui avoir murmuré ces mots qu’elle ne pouvait comprendre. Daniel n’a pas dit grand-chose à part : « elle est morte » et il a travaillé normalement. Il s’est tué en moto quelques temps après et les hmongs lui ont fait une cérémonie selon leur coutume. Je ne lui ai jamais dit qu’il m’avait appris la compassion. Quand nous sommes allés ramasser ses affaires dans sa chambre, sur la porte, il y avait un dessin du petit prince du livre de Saint Exupéry et sa copine avait écrit au dos : « ici habite le petit prince ». Je raconte cette histoire car je crois que seuls les français peuvent y voir quelque chose de leur culture.
J’ai une autre histoire à la française. Elle est arrivée à Christian Rathat, qui n’a pas pu être présent cet après-midi. Il était responsable de l’école d’infirmier-anesthésiste que nous avions décidé de monter à Phnom Penh et que Régis a connu. Il avait, avec l’appui de nombreux collègues qui venaient des hôpitaux de Bordeaux et de Bobigny, créé une promotion sur 2 ans. L’objectif étant de créer un service public de haut niveau, nous nous acharnions à donner à ces élèves le meilleur de notre culture. Leur formation a été si bonne qu’ils ne sont pas restés longtemps dans le public mais ça, c’est une autre histoire. Pendant l’offensive de 1992, il y eut une grande révolte en ville, ça tirait dans tous les sens. Christian avec ses équipes et son copain, le médecin militaire Dumungier, ont couru sous les balles en ramassant les morts et blessés qui gisaient dans les rues. Ses élèves eux aussi ont été à la hauteur, ils ont réanimé et sauvé un bon nombre de personnes touchées. Parmi les blessés, il y avait une adolescente gravement atteinte et qui avait perdu un œil dans l’affaire. Quand elle a été remise, elle a dit à Christian : « j’allais mourir et tu m’as sauvé donc tu dois m’entretenir maintenant». Christian, d’abord étonné, lui a finalement octroyé une mensualité sur sa paye. Cette somme était à la hauteur des pensions du pays. C’est ce geste qui en fait un vrai MSF. Maintenant, il n’est plus MSF mais il parcourt le monde pour réparer les fistules vésico-vaginales qui mutilent les jeunes femmes lors de leurs accouchements. Cette générosité me semble être typique d’un geste à la mesure de notre culture et de notre panache.
Une autre histoire. Elle m’est arrivée avec Antoine Crouan, un vieux de la vieille de MSF. Nous étions à Lenikan, devenu depuis Gumri, en Arménie. En décembre 1988, le grand tremblement de terre avait détruit la ville et tué près de 20 000 personnes. Il n’y avait pas de survivants mais nous cherchions les blessés. Les cruch syndrôme, il n’y en avait plus. Ils étaient tous morts. C’était un désastre absolu tous ces morts sous les gravats. Il faisait un froid de loups. Découragés et épuisés, au bout de la nuit, nous nous étions installés sur des poutres en face d’un feu de porte et de poutre et d’un immense tas de gravats. Nous regardions une famille qui fouillait à la main les décombres pour retrouver les leurs. Partout, dans les rues, dans les ruines, ils faisaient les mêmes gestes… des cercueils… des centaines de cercueils… Quand les gens découvraient leurs morts, ils descendaient chercher un cercueil pour y coucher leur cadavre. Nous étions à bout de fatigue et abattus devant ce spectacle apocalyptique. Tout à coup, je vois Antoine se lever, escalader le tas de gravats et serrer le père de famille dans ses bras. Il le serrait, le berçait avec ses larmes qui coulaient, tout comme l’homme qu’il tenait. Il est redescendu, apaisé. A ma grande stupéfaction ! Je lui ai dit : « Mais Antoine, tu es fou, tu en a vu d’autres quand même, tu as craqué… ». Il m’a dit : « non, mais tu comprends… le malheur… le malheur… j’ai fait ce que j’ai pu… il n’y a rien à faire d’autres ». Ce baiser transgressif, ce baiser inouï, il n’y a que notre peuple qui peut le comprendre.
Enfin, je veux finir par cette histoire qui s’est déroulée au Salvador pendant l’offensive finale. Christian Bouteille cachait et protégeait, à l’hôpital, des guérilleros qui avaient été blessés dans la montagne. Sachant que les sbires de Roberto D’Aubuisson, les fascistes d’Orden et les paramilitaires sans pitié qui avaient d’ailleurs tiré sur Monseigneur Roméro en pleine messe, allaient venir, il les avait fait monter dans sa voiture. En ville, ça tirait de partout et les véhicules étaient contrôlés à des checkpoints. Il tenta sa chance. Comment éviter les barrages et les zones de combat ? C’est de là que provient une anecdote célèbre à MSF. Il s’adressa à un combattant qui allait vers son poste et lui demanda : « jusqu’où puis-je aller avec ma voiture ? ». Le combattant lui répondit : « Homme, tu peux aller jusque-là où ton courage te mène ». Et il y a été. Et il est vivant, il est là cet après-midi.
Comme lui, c’est là où vous vous-même êtes allés ! Là où votre courage vous a mené avec brio, avec panache, avec grandeur, avec générosité ! A la française ! Comme de vrais French Doctors !